ça peut paraître débile de vouloir parler de ça, mais quand même j’y tenais.
Parce que voyez vous, en bientôt 33 ans de vie, j’ai eu… une seule carie.
C’était y a vingt ans maintenant, et je m’en souviens comme si c’était hier parce que ça a fait un gros drame à la maison: ma mère culpabilisait à mort et mon père disait que c’était la conséquence des quantités de bouffe que j’ingurgitais.
Oui, j’ai eu un père très aimant, oui.
Et le dentiste a aussi lourdement insisté pour me poser un appareil dentaire. Moi j’étais moyen chaude, j’avais déjà des lunettes et j’étais la première de la classe, y avait suffisamment de gamins qui étaient méchants avec moi sans qu’on ait besoin de rajouter l’appareil dentaire en prime. Merci mais non merci.
Sans compter que l’argumentaire du dentiste était puissamment pertinent, jugez plutôt:
« Si tu ne portes pas d’appareil dentaire, ça risque de devenir problématique.
-Comment ça, « problématique »? (oui, je voulais de vrais arguments à base de visage enfantin transformé en mufle de babiroussa, j’aurais pas cédé à moins)
-Bah, problématique. »
Et c’est rigoureusement TOUT ce que j’ai pu en tirer. Il n’a même pas essayé de me convaincre, il a seriné à mes parents – mon père surtout – « c’est pour son bien mais elle ne veut pas m’écouter », mais il n’a rien expliqué à personne.
Donc j’ai dit que je voulais pas, et j’avais toutes les chances de mon côté pour que mon père renonce finalement: ça coûtait cher et c’était loin d’être remboursé par la sécu.
Je n’ai jamais porté d’appareil dentaire et à part ma mère qui a exigé que je lui signe une décharge j’rigole maman, on a arrêté de me casser les youks avec mes dents.
Surtout qu’à dix sept ans et demi j’ai perdu ma dernière dent de lait, et ça DrProblématique ne l’avait absolument pas vu sur ma radio des dents, avec le recul ça ne me surprend plus que trois ans plus tard il ait été obligé de suspendre ses activités pour cause qu’arriver bourré devant les patients ça se fait pas.
J’ai fait un tabac en cours de philo quand j’ai demandé à sortir pour me rincer la bouche parce que je venais de perdre ma dent de lait – parce qu’en plus j’étais honnête et con, même pas foutue de dire AUTRE CHOSE que l’équivalent de « j’ai peut être des boobs énormes mais tout n’est pas fini chez moi ».
Mais ma dent de lait tardive, c’était tout ce que je me permettais de raconter sur ma dentition, car j’étais persuadée que mon unique carie c’était la honte suprême, ignorant que c’était très banal parmi mes congénères les humains, que certains pouvaient même en avoir plusieurs dans leur vie, à commencer par… mes parents eux mêmes.
En fait c’est quand, des années plus tard, Ourson m’a raconté qu’il avait eu deux caries quand il était petit, et qu’il devait retourner chez le dentiste sous peu parce qu’il pensait bien en avoir au moins une autre, que j’ai découvert que c’était pas grave du tout, et qu’avec ma monocarie, j’étais plutôt du côté de celleux qui ont des dents en tungstène.
Quand il est revenu de chez notre nouvelle dentiste – j’avais alors dans les 28 – 29 ans, avec trois caries de soignées et l’affirmation que cette dentiste ne lui avait absolument pas fait mal (il n’a pas senti la piqûre de l’anesthésie, c’est pour vous dire), je me suis dit que bon, après quatorze ans sans fiche les pieds (et encore moins la bouche) chez un dentiste, il était peut être temps d’aller y faire un tour.
Comme j’avais pas mal aux dents, quand elle m’a demandé ce que je foutais là pourquoi j’avais pris rendez vous, j’ai répondu que c’était pour une visite de routine.
Mais comme je l’ai vue hausser un sourcil au dessus de son masque, j’ai quand même précisé que ça faisait plus de dix ans que j’avais pas vu de dentiste et que bon, quand faut y aller faut y aller.
Elle fait son truc, et au bout d’un temps:
« Ben… Vous avez un peu de tartre.
-C’est tout?
-C’est tout. En même temps, en dix ans, c’était prévisible.
-Oh? »
J’ai dit banco pour un détartrage – tant qu’à faire, que je sois pas venue pour rien – et quand elle a eu fini, j’ai redemandé: pas de traces de carie? du tout du tout? même pas l’ombre d’un chouilla de petit problème?
« Ben non. Normalement je ne dois pas dire à une patiente qu’elle peut consulter tous les dix ans, mais vous si, vous pouvez. »
KEUUUUUUUUAAAAAAAAA ?
Mon cerveau n’avait fait aucune mise à jour depuis vingt ans, j’étais persuadée d’avoir une dentition à chier et de l’imminence de sa perte, et vlà qu’on m’annonce que non, mes dents sont au top et je ne crains rien.
Sans parler du fait que ma mère, qui commençait à avoir de gros gros soucis avec ses dents à elle, n’arrêtait pas de me répéter que c’était super important de soigner mes dents régulièrement et tout (conseils fort judicieux au demeurant, moi j’ai un bol monstre mais ses conseils étaient on ne peut plus justes, les dents, ça se soigne régulièrement).
« Tu vas voir ce qu’il va te dire, ton dentiste, quand tu lui auras dit que ça fait treize ans que t’as pas vu un dentiste, tiens! ».
Bon ben du coup, comme je suis une fille indigne, je l’ai appelée juste après.
Ma mère: Alors, elle a dit quoi?
Moi: Ben, que pour moi, une visite tous les dix ans, c’est suffisant.
Ma mère: GROUMPF.
Oui, forcément, quand on est obligée d’aller chez le dentiste une fois par mois pour cause d’hérédité scandaleusement injuste, une connasse qui vous appelle pour vous dire qu’elle, elle a une dentition quasi parfaite, hein, bon. On l’accueille pas forcément avec des fleurs.
Pis là dessus – genre cinq ans après – je suis tombée enceinte.
Id est, pendant neuf mois, une petite squatteuse a détourné pour son profit personnel MON calcium, MON fer, MON magnésium, et les deux trois bricoles que j’avais en réserve (dont un max de gras, merci ma chérie de m’avoir délestée de treize kilos, c’était choupinoupinou).
Or le calcium, il est pas allé vers mes dents, du coup. (oui, dans ma tête, quand je vous raconte ça, je vois le dessin animé Il était une fois la vie).
En plus, j’ai pris plein de Tardyferon parce que j’étais carencée – rapport à la squatteuse – et parce que j’ai trop de plaquettes.
ça veut dire que si je prends pas mes anticoagulants je peux clamser d’une embolie
Et le Tardyferon, l’autre effet secondaire (en plus de celui qui noircit les selles, bonne ambiance dans tes chiottes quand tu te demandes de bon matin si t’es pas en train de développer un cancer) c’est de niquer les dents.
En plus en plus, les nausées du premier trimestre ont signifié, chez moi: je gerbe tous les jours du lendemain de la conception au jour J. Pas bon pour les dents de gerber tous les jours.
En plus en plus en plus, j’ai allaité six mois. Re-détournage de calcium au profit de l’ex-squatteuse.
Du coup, y a eu un jour où j’ai eu mal aux dents.
Et ma dentiste avait pris sa retraite.
Donc au détour d’une visite chez mon généraliste, essentiellement parce que s’il ne voit pas ma fille régulièrement il râle que c’est pas gentil, je lui demande s’il connaît une dentiste, et là: « meuh oui, allez voir ma petite Madeleine là en face, elle est adorable »
Y avait plus qu’à chercher dans les Pages Jaunes tous les dentistes du quartier pour trouver celle qui avait Madeleine comme prénom prendre rendez vous.
Là, j’appréhendais quand même un peu. D’autant que les soucis dentaires de ma mère ne s’étaient pas améliorés (elle s’est déjà pété une dent sur des carottes râpées, chaude ambiance), et que, pour une fois, j’avais un peu mal. Je me suis donc bien bourré le mou jusqu’au jour du rendez-vous au son de « cette fois ça y est, ta chance a tourné, tu dois avoir une dizaine de caries au bas mot ».
Ah j’avais bien le moral en arrivant.
Un petit résumé de ma vie plus tard (peu de soins – squatteuse – hérédité – bobo), la petite Madeleine examinait avec application mes dents.
« Euuuuh… On fait une petite radio? ». J’ai dit ok, tant qu’à faire…
Elle m’explique que si on m’a donné du fluor étant petite, y a des chances que les caries ne se voient qu’à la radio, cette saloperie ayant pour effet de les masquer en surface.
Réponse: non seulement j’en ai pris petite mais ma mère en a pris pendant sa grossesse pour mettre toutes les chances de mon côté.
Serait-ce à l’origine de toutes ses emmerdes dentaires aujourd’hui? Peut-être mais on ne pouvait pas le savoir il y a trente ans.
SU-PAYR.
Et moi dans tout ça?
« Bon ben… Vous n’avez absolument rien de carieux. Vous avez un peu de tartre, mais ça c’est normal, et si vous avez mal c’est ce qu’on appelle de la sensibilité dentaire.
-Oh? Et je fais quoi du coup?
-Vous changez de dentifrice.
-Ah ouais, dur. »
Et en discutant, l’épiphanie: « vous savez, beaucoup de problèmes dentaires viennent du fait que les gens ont trop de dents pour une mâchoire trop petite. Vous, c’est tout l’inverse: votre mâchoire est spacieuse. C’est pour ça que vos dents de sagesse poussent sans vous déranger.
-Et l’appareil dentaire qu’on voulait me faire porter enfant?
-De l’argent jeté par les fenêtres. Bon, par contre par rapport au tartre, vous revenez me voir avant ma retraite, hein? »
De cette sympathique histoire, je retiendrais trois choses: 1) se fier à l’instinct d’un enfant, des fois ça marche. 2) point de vue dentaire, chuis au sommet de l’évolution, la mise à jour du charognard préhistorique; et enfin, en 3) DANS TON CUL DrProblématique!
Bien cordialement